Mandrin

Mandrin

Historia N°284, juillet 1970

LE BANDIT BIEN-AIME

par ANDRE GILLOIS

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On assure que la fraude fiscale représente l'équivalent du budget de l'Education nationale et permettrait de réaliser 5 000 kilomètres d'autoroutes, mais ne naît-elle pas de la surcharge des impôts ? Et on a vu des masses de petits commerçants, d'artisans se grouper derrière des pancartes "Mandrin avec nous", tant la légende a fait de Mandrin sous l'Ancien Régime le symbole de la lutte contre la Ferme, c'est-à-dire de l'organisme chargé de recouvrer les impôts et qui pressurait trop souvent, contre les recommandations du souverain, les sujets du roi. André Gillois, à qui on doit la France qui rit, la France qui grogne, Filous et gogos, etc., nous dit qui était Mandrin.

Mandrin a sa légende comme Cartouche. On le fait naître dans les montagnes du Dauphiné, aux environs de 1720. Sa mère avait été affligée, pendant sa grossesse, d'un rêve horrible : elle avait vu sortir de son sein un serpent velu et d'une longueur démesurée, lequel se retournait contre elle comme pour la dévorer. La frayeur l'avait fait accoucher avant terme.
Le conte ne s'arrête pas en si beau chemin : il prête au nouveau-né un corps tout couvert de poils. Son père n'osa le porter à l'église qu'après l'avoir épilé au point de n'en faire qu'une plaie.
Mandrin grandit à vue d'oeil et comptait à peine dix ans qu'il était fort comme un Turc; il terrassait les enfants de son village pour se faire la main à l'endroit de la maréchaussée. Le curé lui prédit qu'il monterait sur l'échafaud. Mandrin le remercia de son pronostic en le battant comme plâtre et en lui volant sa bourse.
Des bohémiennes auxquelles il avait demandé la bonne aventure lui répondirent, après avoir examiné ses mains :
- Tu seras pendu une fois. Tu seras roué deux fois. Prends garde à toi : tu seras mal avalé.
Les bohémiennes ne pensaient pas deviner si juste, ou plutôt ne pouvaient pas deviner à faux - car le mot n'a été lancé qu'après la chose.
Donc Mandrin promettait d'être un épouvantail et il tint parole. Ce fut par amour filial qu'il déclara la guerre à la société. Il possédait un père qui était un terrible homme : il sacrait presque autant que le cardinal Dubois et rossait sa femme quand il était "gai" - ce qui lui arrivait souvent, car il ne buvait que de l'eau-de-vie.
Il faisait de la fausse monnaie pour vivre. Trahi par un faux frère, il fut chassé dans la montagne comme un gibier de potence et perdit la vie dans la mêlée.
Mandrin jura de le venger. Il commença par suivre la carrière de l'auteur de ses jours et se distingua dans l'altération des monnaies.
Il eut ensuite l'ambition d'aller travailler à Paris et s'y fit remarquer sur le Pont-Neuf et dans les tripots.
Mais la nostalgie de ses montagnes le ramena bientôt dans le Dauphiné.

A son retour, il s'enrôla et passa en Italie où il se signala par son courage dans les batailles de Parme et de Guastalla.
La paix signée avec les Autrichiens, il lâcha pied et regagna ses chères montagnes. Il s'établit, avec quelques drôles déterminés à tout, sur la côte de Saint-André, une sorte de crête facile à défendre.
Il exerçait sur ses compagnons une domination irrésistible : de magnifiques cheveux noirs, des sourcils épais qui ombrageaient des yeux d'un bleu tendre d'où parfois jaillissaient des éclairs, un nez aquilin, une poitrine herculéenne, des mains d'une blancheur aristocratique, une éloquence naturelle et entraînante : tel était Mandrin. Il fut nommé chef tout d'une voix.
Mandrin pratiqua une double industrie. Une partie de ses hommes se livrait, la nuit, à la fabrication de la fausse monnaie; l'autre le suivait, ou un de ses lieutenants, dans des expéditions diverses qui avaient pour but, tantôt la contrebande, tantôt la mise en circulation des pièces fausses.
Un capitaine, sous les ordres duquel avait servi Mandrin, vint se jeter en travers de ses opérations. Il fit prévenir sa famille que, si ce dernier ne rejoignait pas son régiment, il le dénoncerait comme déserteur. Mandrin attira l'officier dans un piège et lui ferma la bouche d'un coup de pistolet.

Un roman d'amour


Il avait alors vingt-trois ans. Son coeur cherchait de l'occupation : il en trouva bientôt, grâce à sa bonne mine. Un soir, ayant fait la rencontre d'une jeune fille montée sur une mule, il lui proposa de l'escorter jusqu'à son château. Son offre fut acceptée et, le lendemain, Mandrin. épris de la beauté de la jeune fille, lui adressa une lettre volcanique. Elle appartenait à une des principales familles du Dauphiné et se nommait Isaure de Chavailles. Son père et sa mère étaient morts : elle restait seule avec une soeur aînée.
Mandrin écrivit lettres sur lettres et envoya les présents les plus riches. On ne lui répondit pas et on lui retourna ses présents. Il tomba dans une mélancolie profonde.
- Maître, lui dit un jour Roquairol, des plus rusés de sa troupe, vous avez le coeur blessé; cela se devine. Vous n'avez plus de goût à rien, pas même au danger. Il faut vous guérir et je m'en charge.
- Si tu fais ce miracle, Roquairol, je te fais mon second. Mon lieutenant Perrinet n'a plus cette activité, cette vigilance, cette heureuse audace qui le distinguaient autrefois. A toi ma confiance si je puis arriver au comble de mes voeux.
Et il le mit au courant de sa rencontre et de ses suites.
- N'est-ce que cela? reprit Roquairol; je n'ai pas de peine à deviner où vous en êtes tous deux. La fille en tient; j'en mettrais ma main dans le feu de cette forge, et il faudrait que la petite fût bien dégoûtée pour n'avoir pas remarqué un cavalier comme vous. Mais elle est noble, et c'est là où le bât vous blesse. On ne sait qui vous êtes, et l'on craint de donner son coeur à un croquant. Croyez-moi, changez de note. A partir de ce jour, vous êtes M. de Mandar; vous parlez à tout bout de champ de vos grands biens, de vos chevaux, de vos terres; vous dites à tout propos : mes gens, mon équipage. Au besoin, vous vous bâtissez un château en Espagne ou en Gascogne, et vous laissez entendre que vos vues sont pures comme votre blason; que le diable m'étouffe si la petite ne vient pas à composition !
- Je veux essayer de ta recette, mais pourrai-je soutenir ce personnage ?
- Allez, allez, maître, rien de plus facile. Donnez-vous un petit laquais, qui vous dira : "Monsieur le baron." Prenez un air aisé, suffisant même, cela ne gâte rien; regardez avec dédain tout ce qui sent la roture; ne reconnaissez personne, répondez par monosyllabes, caressez votre menton, chiffonnez votre jabot, étendez-vous dans un fauteuil, en clignotant des yeux, levez-vous brusquement en fredonnant quelque air, marchez en pesant sur vos pointes, sans toucher la terre de vos talons, ce qui pue le bourgeois. En voilà assez pour passer baron dans ce pays-ci.
Mandrin prit le chemin de Saint-Amour - c'est le nom du castel - avec le petit laquais à ses trousses, et son titre de baron le rendit maître de la place.
Rentré dans son antre, il recommença son commerce épistolaire, et on lui répondit de même encore, sans renvoyer, cette fois les présents qui accompagnaient ses lettres. L'engagement était formel.
Mandrin voyait tout en rose, lorsque la maréchaussée fit irruption sur les terres de M. le Baron : elle avait profité pour s'y introduire de l'indolence de Perrinet, qui n'avait pas encore perdu son titre de second.
Il fallait maintenant trouver un autre nid.
Mandrin jeta les yeux sur un château qui s'élevait sur un monticule voisin et dont le propriétaire, venait de mourir.
Roquairol, qui avait succédé à Perrinet et qui voulait dignement célébrer son entrée en fonctions, jura de rendre à sa destination première cet ancien coupe-gorge seigneurial, entouré de remparts et de fossés, pourvu de vastes souterrains, propre enfin à défier l'attaque d'une armée.
Il se glissa la nuit avec quelques bandits dans l'intérieur du manoir. Il fit un tapage d'enfer, bouleversa les meubles et fit voler les vitres en éclats. La veuve, effrayée, se réfugia dans la cuisine.
Roquairol poussa ensuite des cris de damné et, au même moment, retentirent des voix formidables, qui semblaient appartenir à des démons. Et ce concert était accompagné de traînées de feu qui répandaient une forte odeur de soufre...
La "châtelaine" et ses femmes s'étaient évanouies de terreur; les laquais s'étaient cachés dans les caves. Quand le jour parut, la pauvre veuve quitta le château avec tous ses gens, certaine qu'il était hanté par l'âme en peine du procureur.
Les sceptiques du pays se moquèrent d'elle et résolurent de faire la nique au diable. C'étaient deux abbés, un capucin et trois clercs de procureur. Ils se donnèrent rendez-vous dans le lieu maudit, à l'heure des apparitions.
Ils se firent suivre de huit domestiques bien armés et flanqués de trois servantes chargées de victuailles. La table fut mise dans la salle d'honneur, dont les murs étaient tapissés des portraits d'illustres aïeux que l'homme de loi avait achetés de-ci de-là. Les portes étaient gardées par les huit domestiques armés.
Ce fut le capucin qui le premier rompit le silence.
- A la santé du diable ! dit-il, en élevant au-dessus de sa tête une coupe pleine d'un des meilleurs crus de l'Ermitage.
- A la santé du diable ! répétèrent les six autres.
- Merci ! répondit une voix satanique, sans qu'on pût voir d'où elle était sortie.
- Allons, s'écria un des abbés en ricanant, c'est quelque méchante plaisanterie de basochien en gaieté. Montrons que nous n'avons pas peur et vidons nos verres.
Il se préparait à donner l'exemple, lorsqu'on entendit un grognement sourd du côté de la crédence; c'était un ours gigantesque qui promenait son large museau sur les plats et qui témoignait, par des dandinements, la satisfaction qu'il éprouvait.
Les convives se dressèrent tout à coup d'un commun mouvement et se rassemblèrent en faisceau.
Quelques secondes après, un singe de la plus haute taille s'élançait sur la table, brisait les bouteilles et culbutait les flambeaux. Au même instant, une flamme verdâtre saturée d'odeur de soufre s'échappa de la cheminée qui était sans feu et l'on vit la muraille s'entrouvrir et, par cette brèche, apparaître quatre démons brandissant des torches et servant d'éclaireurs à huit autres personnages à cornes qui tenaient en laisse un spectre tout de blanc habillé, lequel murmurait, avec force contorsions :
- Je brûle ! je brûle ! Malheur à ceux qui habitent ce château, fruit de mes rapines ! Ils brûleront comme moi.
Diables et damnés firent trois ou quatre fois le tour de la salle, s'augmentant en route de diablotins qui descendaient des enfers par la cheminée et agitaient crocs et fourches. Derrière eux, pour achever le cortège, se montra un géant cornu, ayant pour gaine une peau de taureau et qu'accompagnaient quatre jeunes Maures, une torche de la main gauche et un sabre de la droite.
Les laquais armés jusqu'aux dents s'étaient enfuis au premier bruit. Les abbés et les clercs faisaient peine à voir. Il n'y avait que le capucin qui eût l'air de ne pas croire à Satan. Il paya de sa barbe son manque de foi. Un des jeunes Maures y mit le feu et toutes les torches attaquèrent les perruques des autres convives. Chacun alors de s'enfuir, et une orgie infernale s'ensuivit.
Le géant à peau de taureau n'était autre que Mandrin. L'ours, c'était Roquairol, qui avait été le metteur en scène de cette diablerie. Le château était définitivement conquis. On y installa des forges et tous les outils propres à la fabrication de la fausse monnaie.
Pour entretenir l'effroi qui s'était répandu dans toute la contrée, des fusées étaient tirées la nuit sur la plate-forme et un cor de chasse exhalait des sons à fendre l'âme. Le jour, un ours faisait faction à la porte. Mandrin finit par faire murer cette porte, qui fut remplacée par une issue souterraine donnant dans la forêt.
Devenu châtelain à son tour, Mandrin se décida à demander la main d'Isaure. Isaure lui reprocha sa longue absence, qu'il mit sur le compte d'un voyage. L'excuse fut agréée, mais une complication survint : la soeur aînée prit feu aussi pour M. de Mandar qui, pour tout concilier, présenta Roquairol, métamorphosé comme lui en gentilhomme et qui avait, outre une jolie figure, l'allure de l'emploi.
Les affaires d'amour allaient grand train : un double mariage était près de se conclure, quand la justice se jeta en travers.
Deux bandits, arrêtés et conduits à Grenoble, n'avaient pu subir la question sans jaser, sur le chapitre de Mandrin. Un jour que M. de Mandar venait de prendre congé d'Isaure, une dizaine de limiers de police se précipitèrent sur lui. Ce que voyant, la belle dépêcha ses gens à son aide et comme ils s'interposaient :
- Qui ose, s'écria le commandant des argousins, s'opposer à l'exécution des ordres du roi ? Cet homme est un contrebandier, un faux-monnayeur, un scélérat enfin chargé de tous les crimes; en un mot, c'est Mandrin. La pauvre Isaure courut cacher dans un couvent les blessures de son coeur.

Un faux ermite

Mandrin fut enfermé dans les prisons de Valence qu'il ne devait quitter que pour le supplice. Mais il tenait à en sortir autrement et commença par briser ses fers. Cela fait, il assomma son geôlier et était sur le point de s'échapper, lorsque des archers lui barrèrent le passage.
Enchaîné plus solidement, et plus étroitement gardé, il simula la résignation et demanda même un confesseur. La comédie eut un plein succès : on fut édifié par ses airs de chattemite au point de le prendre pour un saint. Le jour de la Saint-Louis, qui était sa fête, Mandrin supplia son confesseur de lui faire accorder la permission de donner un dîner d'adieu à ses camarades. Il l'obtint, et, après avoir dévotement dit son bénédicité, sanctifia le repas par un sermon des plus touchants.
Le geôlier pleurait d'attendrissement et ne crut pas devoir refuser un verre de vin; il en accepta un deuxième, un troisième... et bientôt le breuvage perfide le plongea dans le plus profond sommeil.
Se saisir de ses clefs, ouvrir les portes et gagner la rue, cela fut l'affaire d'une minute. Une heure plus tard, le capucin, qui avait converti si miraculeusement Mandrin, recevait une missive bourrée de remerciements narquois, et le paquet de clefs du geôlier tombait chez le prévôt de la maréchaussée en trouant une vitre.
Mandrin reconstitua une bande et s'établit dans un ermitage; un de ses hommes se couvrit des habits de l'ermite que l'on fit passer pour mort; quant à lui, il se donna la physionomie d'un chevalier de Saint-Louis éclopé et tourné à la vie mystique.
L'ermitage communiquait à un souterrain qui devint un atelier de fausse monnaie. Pendant que le marteau battait l'enclume et que le balancier exécutait son mouvement monotone, le chevalier de Mont-Joly - c'était le nouveau nom de Mandrin - buvait sec avec l'ermite et caressait, entre deux ivresses, les filles et les femmes des alentours. Quelques-unes d'elles engraissèrent plus que de raison. On cria au scandale, et le saint homme fut mandé chez le grand vicaire, qui, le voyant tout ridé et affaissé sur des jambes branlantes, lui dit : - Quoi ! fait comme vous l'êtes, vous allez faire l'aimable dans les villages ! Voilà dix enfants que l'on vous met sur le corps !
Le grand vicaire renvoya le saint homme en l'engageant à se moins récréer, mais celui-ci n'en rit que de plus belle et si fort que les pères et les maris finirent par se fâcher, et l'ermitage fut réduit en cendres. On crut que l'ermite et le chevalier avaient laissé leurs os dans le feu.
Mandrin avait besoin de changer d'air et courut les aventures. Quand il revint, sa bande était aux prises avec la maréchaussée dans la montagne. Il se porta au premier rang et se battit jusqu'à épuisement. Il tomba sous les coups de deux employés de la Ferme (1) qui le foulèrent aux pieds avec une brutalité sauvage. De là date la haine qu'il voua à la Ferme et qui a laissé des traces si sanglantes.
Cette fois, son procès fut mené rondement, et on le conduisit presque aussitôt au supplice. Il y marchait, les bras liés derrière le dos. Tout à coup, apercevant une masse épaisse de populaire, il rompit ses cordes, renversa archers et bourreau par-dessus le confesseur, et se perdit dans la foule comme dans une forêt. Il eut vite regagné la montagne.
Traqué comme une bête fauve, il fut arrêté de nouveau quelque temps après du côté de la Grande-Chartreuse, et, en attendant qu'on le conduisît à Grenoble, on l'enferma dans une citerne que l'on couvrit d'un quartier de rocher et à côté de laquelle deux archers furent mis en faction.
Lorsqu'on voulut l'en tirer, il avait disparu. La citerne confinait à une cave; la cave donnait dans une maison qui débouchait sur une ruelle sombre. Mandrin était dehors avant qu'on eût complètement fermé cette prison d'un nouveau genre.
Il se rendit à Lyon, prit du service, puis s'esquiva emportant la caisse et entraînant trois compagnons d'armes, auxquels vinrent s'ajouter les débris de sa bande qui avait perdu Roquairol, mais conservé Perrinet.

Voici mon royaume

Un jour, il rassembla tous ses gens sur une hauteur d'où l'on domine d'un côté la Savoie, de l'autre la vallée du Rhône. L'endroit avait été préparé pour solenniser le rendez-vous.
Un autel s'élevait au milieu, surmonté d'un brasier où fumait l'encens; tout autour se dressaient quatorze sièges faits, comme l'autel, de troncs d'arbres; au-dessus d'eux se détachait un quinzième, sur lequel Mandrin s'assit en faisant signe aux quatorze bandits de l'imiter. Ce mouvement exécuté, il leur tint ce singulier discours :
- Vous voyez, chers compagnons, un chef qui a su braver plusieurs fois les caprices de la fortune et les périls des combats. Eprouvé depuis longtemps par les bizarreries du sort, j'ai vu ma puissance tour à tour affermie et ruinée. J'ai commandé en souverain, j'ai vécu dans les fers, et, dans ces différents états, mon âme inébranlable a vu d'un oeil égal ses pertes et ses succès. "Un seul souvenir m'afflige; ne croyez point, chers compagnons, que je porte mes regrets sur cette abondance d'or qui aurait pu éblouir mes yeux, ou sur les plaisirs tranquilles de cet ermitage qui devait être cher à mon coeur. Que des archers, acharnés à ma perte, m'aient traité avec infamie, j'excuse leurs fureurs; que des juges, imbus des prétendues idées du bien public, m'aient envoyé au supplice, j'oublie l'erreur de leur conduite. Les uns ont des maîtres : ils doivent obéir; les autres ont des lois : ils ont dû les suivre.
"Mais, le dirai-je ? que de vils employés aient porté sur moi leurs perfides mains, qu'ils m'aient terrassé dans le combat, qu'ils m'aient insulté avec outrage, et qu'ils attribuent à la bravoure ce qu'ils ne doivent qu'à la fraude ou à l'épuisement de mes forces, voilà, chers compagnons, ce qui fait, l'opprobre de mes jours et ce que je n'envisage qu'avec horreur.
"Mais ce glaive saura venger l'affront qui m'a été fait. Oui, je jure à cette race odieuse une haine implacable; je veux leur porter une guerre terrible, qui ne s'éteindra que dans leur sang ou dans le mien. Si ma mort devient nécessaire à l'exécution de mes projets, puissé-je, dès ce moment, immoler toutes ces victimes à ma vengeance et descendre chez les morts !
"Cet autel, cet encens, ces feux, sont les garants des serments que je fais. C'est peu de les prononcer à la face des dieux, du ciel et des enfers. Je vais les écrire de mon sang. Approchez, compagnons, et jurez avec moi."
Mandrin alla ensuite droit à l'autel, s'ouvrit la veine et traça, avec son sang, des caractères cabalistiques sur un parchemin; puis, après des invocations magiques, il jura de combattre la Ferme jusqu'à la mort.
Revenu à sa place, il ajouta, en montrant les deux contrées qui se déroulaient au pied de la montagne :
- Chers amis, promenez vos regards sur ces deux faces : voilà notre royaume, voilà le théâtre de nos expéditions futures. L'une de ces terres a des richesses que l'autre refuse d'admettre; transportons-les d'un royaume dans un autre et favorisons ainsi le commerce des deux nations.
"Je vous en donne le droit, et, dès ce moment, je renonce à l'obscure industrie qui imite dans l'ombre la monnaie des souverains. Aujourd'hui, c'est le fer et le fusil en main qu'il nous faut travailler. Si les employés veulent nous faire obstacle, mort aux employés !"

La prédiction réalisée
C'est dans les premiers jours de l'année 1754 que Mandrin commença cette guerre sans trêve, où se confondaient la soif de l'or et celle du sang. Il massacrait impitoyablement tous les commis qui essayaient de barrer le chemin aux marchandises de contrebande qu'il jetait sur les marchés du Dauphiné, du Languedoc, du Lyonnais, du Mâconnais et de l'Auvergne.
Il enlevait des postes comme en se jouant, et la terreur qu'il inspirait dans toutes ces provinces était telle qu'il y était plus maître que le roi de France.
Il lui arriva d'entrer, sans brûler une amorce, dans la capitale du Rouergue avec une troupe qui ne comptait pas plus de cinquante-deux hommes. Il poussa droit à l'entrepôt de la Ferme et dit au chef :
- Je suis marchand, monsieur, marchand de tabac, pour vous servir. Je fais, comme vous l'allez voir par vos yeux, une petite concurrence à la Ferme et je vous engage fort à profiter de l'occasion; elle est admirable : mon tabac est des meilleurs et je le laisse, par charité pure, à quarante sols la livre. Mais venez et jugez-en par vos yeux.
Le pauvre homme se fit tirer l'oreille pour sortir, mais, lorsqu'il aperçut cinquante-deux baïonnettes tournées vers lui, il accepta le marché et, les mulets déchargés de leurs ballots, il versa la somme qui lui fut demandée.
Mandrin était radieux de ce bon tour.
Quelque temps plus tard (le 15 décembre 1754), il s'abattit sur la petite ville de Seurre, en Bourgogne. Il enfonça la porte de la maison du capitaine général, ouvrit les armoires, prit tout ce qu'il trouva et ordonna qu'on lui amenât les receveurs du grenier à sel et de l'entrepôt de tabac.
- Je sais, messieurs, leur dit-il, ce que l'honneur et la probité exigent de moi. Vous êtes, en place, vous êtes comptables : il est juste que je vous donne un reçu des sommes que vous me remettez.
Et il signa : "Capitaine MANDRIN."
Mais ses succès l'aveuglèrent et il se laissa surprendre par des agents de la Ferme déguisés en contrebandiers. Il fut jugé sur l'heure par la commission extraordinaire de Valence, laquelle était présidée par Levet, seigneur de Malaval, ce qui confirma encore sur ce point la prédiction des bohémiennes, qui avaient dit qu'il serait "mal avalé".
Lorsqu'il eut été condamné, on chercha à le convertir; il se rebiffa d'abord, puis finit par céder. Il était très robuste, jurait beaucoup, fumait, buvait et aimait excessivement la bonne chère; il était en tout temps moins sanguinaire que ses camarades.
Le matin de l'exécution, son confesseur lui parlant d'un commis au coche du Rhône, à qui il avait donné la vie sauve, Mandrin répondit :
- J'oublie aisément mes bienfaits.
Il avait demandé d'un autre ton à la dame qui lui parlait de confession et de salut, combien il y avait de cabarets d'ici en paradis, ajoutant qu'il n'avait que six livres à dépenser sur la route. Il monta avec courage à l'échafaud, fit lui-même sa toilette, ou plutôt la défit, pour recevoir "neuf coups sur les bras et les jambes", comme le prescrivait la sentence, puis, sans pousser un soupir, il passa entre les mains du bourreau qui termina son supplice par la strangulation.
Il était âgé, selon les uns, de vingt-neuf ans, et de trente-neuf ans, selon les autres.

B>André Gillois

(1) La Ferme, c'est-à-dire les fermiers généraux et leurs employés, était chargée du paiement des impôts et versait au Trésor une somme fixée en accord avec le gouvernement; elle pressurait ensuite le contribuable pour se rembourser.

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